Les modèles matriciels périodiques de populations : taux de croissance, reproductivité et entropie

Bull. Math. Biol. 71 (2009) p. 1781-1792

Nicolas Bacaër

Institut de recherche pour le développement, Bondy, France
nicolas.bacaer@ird.fr

Résumé

Cet article considère trois aspects différents des modèles matriciels périodiques de populations. Premièrement, on obtient une formule pour l'analyse de sensibilité du taux de croissance λ qui est plus simple que celle trouvée par Caswell et Trevisan. Deuxièmement, on généralise la formule pour la reproductivité  \(\mathcal{R}_0\) dans un environnement constant au cas d'un environnement périodique. On généralise aussi des inégalités entre λ et \(\mathcal{R}_0\) prouvées par Cushing et Zhou. Troisièmement, on fait quelques remarques sur la notion d'entropie d'évolution H, introduite par Demetrius, et son lien avec le taux de croissance λ dans le cas périodique.

1.   Introduction

    Il y a environ un siècle, Lotka a étudié un modèle démographique en temps continu, linéaire et structuré par l'âge, dans lequel la population tend à croître exponentiellement. Le taux de croissance est ρ. Plusieurs auteurs, parmi lesquels Leslie, ont étudié dans les années 1940 un modèle en temps discret analogue au modèle de Lotka, \[p(t+1)=A\, p(t)\] avec une matrice A positive et primitive. Si λ est le rayon spectral de A, la population tend à croître exponentiellement comme  \(\lambda^t\). Hamilton a étudié dans les années 1960 la sensibilité de ρ par rapport à de petits changements des taux de fertilité et de mortalité à chaque âge (Hamilton, 1966). Demetrius (1969), Goodman (1971), Caswell (1978) et d'autres ont étudié dans le modèle en temps discret la sensibilité de λ : \begin{equation}\tag{1} \frac{\partial \lambda}{\partial A_{i,j}}=\frac{\ell_i\, r_j}{\langle \ell,r\rangle}\, . \end{equation}  \(\ell\) est un vecteur propre à gauche,  \(\ell\, A=\lambda\, \ell\,\), et r un vecteur propre à droite, \(A\, r=\lambda\, r\), de \(A\) associé à la valeur propre λ.  \(\langle\cdot,\cdot\rangle\) désigne le produit scalaire usuel de vecteurs réels.

    Dans les années 1960, Skellam (1967) a commencé à étudier les modèles matriciels périodiques \[p(t+1)=A(t)\, p(t)\] avec \(A(t+m)=A(t)\). Cette généralisation est nécessaire car de nombreuses espèces d'animaux et de plantes ont des taux de fertilité et de mortalité qui sont très influencés par les saisons. À un facteur périodique près, les populations tendent toujours à croître exponentiellement, comme \(\lambda^t\).  \(\Lambda=\lambda^m\) est le rayon spectral de la matrice \[A(m-1)\cdots A(1)\, A(0).\] Dans les années 1990, Caswell et Trevisan (1994) ont étudié la sensibilité de Λ. Ils ont prouvé l'égalité matricielle \begin{equation}\tag{2} \left (\frac{\partial \Lambda}{\partial A_{i,j}(t)}\right) = \bigl (A(t-1) \cdots A(0)\, A(m-1) \cdots A(t+1)\bigr )' \left (\frac{v_i(t)\, w_j(t)}{\langle v(t),w(t)\rangle}\right ) . \end{equation} \('\) désigne la transposition de matrices.  \(v(t)\) est un vecteur propre à gauche et  \(w(t)\) un vecteur propre à droite de \begin{equation}\tag{3} A^*(t)=A(t-1) \cdots A(t-m) = A(t-1)\cdots A(0)\, A(m-1) \cdots A(t) \end{equation} associé à la valeur propre Λ. Lesnoff et coll. (2003) ont prouvé une formule légèrement différente: \begin{equation}\tag{4} \left (\frac{\partial \Lambda}{\partial A_{i,j}(t)}\right) = \bigl (A(m-1) \cdots A(t+1)\bigr )' \left (\frac{v_i(0)\, w_j(0)}{\langle v(0),w(0)\rangle}\right ) \bigl ( A(t-1) \cdots A(0)\bigr )' . \end{equation} La formule (2), qui se trouve dans la seconde édition du livre de Caswell (2001, p. 358), est particulièrement utilisée par les biologistes de terrain. Elle a été utilisée pour de nombreuses populations : des souris (Grear et Burns, 2007), des hermines (Wittmer et coll., 2007), des hiboux (Gervais et coll., 2006), des faucons et des mouettes (Hunter et Caswell, 2005), des palourdes (Ripley et Caswell, 2006), des pissenlits (Vavrek, 1997), des herbes diverses (Mertens et coll., 2002 ; Davis et coll., 2004), des chênes (Alfonso-Corrado et coll., 2007), des impatientes du Cap (Steets et coll., 2007), des mélampyres des prés (Ramula, 2008), etc. Le premier objectif de notre article est de signaler une formule de sensibilité plus simple pour λ (et  \(\Lambda=\lambda^m\)). En effet, Gourley et Lawrence (1977) ont déjà remarqué que λ était le rayon spectral de la matrice C, avec \begin{equation}\tag{5} C=\left (\begin{array}{ccccc} 0 & 0 &\cdots & 0 & A(m-1) \\ A(0) & 0 &\cdots &0 & 0\\ 0 & A(1) &\ddots &0 & 0\\ \vdots &\ddots & \ddots & \ddots & \vdots\\ 0 & 0 &\cdots & A(m-2) & 0 \end{array}\right). \end{equation} On supposera toujours que la matrice C est irréductible. Considérons comme dans (Brommer et coll., 2000) un vecteur propre à gauche \[L=(\ell(0),\ldots,\ell(m-1))\] et un vecteur propre à droite \[R=(r(0),\ldots,r(m-1))\] de C associé à la valeur propre λ. On étend la définition de \(\ell(t)\) et \(r(t)\)  pour que  \(\ell(t+m)=\ell(t)\) et \(r(t+m)=r(t)\). On montre dans la section 2 que \begin{equation}\tag{6} \frac{\partial \lambda}{\partial A_{i,j}(t)} = \frac{\ell_i(t+1)\ r_j(t)}{ m \, \langle\ell(0),r(0)\rangle}\ . \end{equation} Contrairement à (2) et (4), l'interprétation de (6) est une simple généralisation de celle donnée habituellement pour (1) (Caswell, 2001). \(A_{i,j}(t)\) est le nombre de « descendants » de type i au temps t+1 engendrés par un individu de type j au temps t. La sensibilité de λ par rapport à \(A_{i,j}(t)\)  est proportionnelle à la population stable de type j au temps t, \(r_j(t)\,\), et à la valeur reproductive du type i au temps t+1, \(\ell_i(t+1)\). Des analogues de (6) pour des modèles périodiques en temps continu structurés par âge se trouvent dans (Bacaër et Abdurahman, 2008, équations (10)-(11)) mais elles s'obtiennent aussi par un passage à la limite avec (6).

    Le taux de croissance n'est pas le seul paramètre intéressant. En épidémiologie, on accorde beaucoup d'attention à la reproductivité. En biologie de l'évolution, l'entropie d'évolution, qui diffère du taux de croissance mais lui est relié de près, jouerait un rôle important (Demetrius, 1974 ; Arnold et coll., 1994 ; Demetrius et coll., 2004 ; Demetrius et Ziehe, 2007 ; Demetrius et coll., 2009). Une question naturelle est d'adapter ces deux paramètres au cas périodique. C'est l'objet des sections 3 et 4. On explique ou rappelle seulement comment ils se calculent. On ne cherche pas à obtenir de formule explicite pour leur sensibilité par rapport aux paramètres. En pratique, les analyses de sensibilité peuvent se faire numériquement;. Mais cela n'est guère explicatif.

    Dans la section 3, on présente une définition et une formule pratique pour la reproductivité dans les modèles matriciels de populations avec coefficients périodiques de la forme \begin{equation}\tag{7} p(t+1)=A(t)\, p(t),\quad A(t)=F(t)+T(t). \end{equation}  \(F(t)\) modélise la reproduction et \(T(t)\) décrit les transitions. On suppose

Avec ces hypothèses, on montre que  \(\mathcal{R}_0\) est le rayon spectral de la matrice \begin{equation}\tag{8} \left (\begin{array}{cccc} F(0) & 0 &\cdots & 0\\ 0 & F(1) & \ddots & \vdots\\ \vdots & \ddots & \ddots & 0\\ 0 & \cdots & 0 & F(m-1)\end{array} \right) \left (\begin{array}{ccccc} -T(0) & I & 0 & \cdots & 0\\ 0 & -T(1) & I & \ddots & \vdots\\ \vdots & \ddots & \ddots & \ddots & 0\\ 0 & &\ddots &\ddots & I\\ I & 0 & \cdots & 0 & -T(m-1)\end{array} \right)^{-1}. \end{equation}  \(I\) désigne la matrice identité de taille adaptée. Si de plus la matrice C donnée par (5) est irréductible, alors \begin{equation}\tag{9} \mathcal{R}_0\geq 1 \Rightarrow 1\leq \lambda \leq \mathcal{R}_0\, ,\quad 0 < \mathcal{R}_0\leq 1 \Rightarrow \mathcal{R}_0\leq \lambda \leq 1. \end{equation} La formule (8) et les inégalités (9) généralisent des résultats obtenus pour un environnement constant (\(m=1\));  \(\mathcal{R}_0\) est alors le rayon spectral de \(F\, (I-T)^{-1}\) (Cushing et Zhou, 1994 ; Cushing, 1998 ; Li et Schneider, 2002). Ce dernier résultat est déjà la généralisation de la formule de Leslie (dans les modèles matriciels structurés par âge) aux modèles matriciels structurés en types. Pour d'autres travaux sur  \(\mathcal{R}_0\) dans les modèles périodiques en temps continu, voir (Bacaër et Guernaoui, 2006 ; Bacaër, 2007 ; Bacaer et Ouifki, 2007 ; Wang et Zhao, 2008).

    Dans la section 4, on mentionne brièvement quelques formules concernant l'entropie d'évolution H dans le contexte des modèles en temps discret avec un environnement périodique, en particulier la relation avec le taux de croissance λ. Une étude détaillée comprenant aussi les environnements aléatoires se trouve dans (Arnold et coll., 1994).

2.   Analyse de sensibilité

2.1   La formule (6)

    Commençons par quelques remarques préliminaires avant de prouver la formule (6).  \(p(t)\) est un vecteur avec  \(k_t\) composantes. Pour tout entier t,  \(A(t)\) est une matrice positive avec \(k_{t+1}\) lignes et \(k_t\) colonnes. De plus,  \(k_{t+m}=k_t\) et \(A(t+m)=A(t)\). La taille de la matrice carrée C donnée par (5) est \(\kappa=k_0+\cdots+k_{m-1}\). Le rayon spectral de C est λ. On suppose que la matrice C est irréductible. C'est en particulier le cas si C n'a pas de ligne ou de colonne nulle et si \(A^*(0)\) est irréductible (Berman et Plemmons, 1979, théorème 2.2.33). Il résulte du théorème de Perron et Frobenius (Seneta, 2006, théorème 1.5) que l'on peut trouver un vecteur propre à gauche L et un vecteur propre à droite R de la matrice C associés à la valeur propre λ, \begin{equation}\tag{10} L\, C=\lambda\, L\ ,\quad C\, R=\lambda\, R\, , \end{equation} et toutes les composantes des deux vecteurs sont strictement positives. Les vecteurs L et R sont uniques à une constante multiplicative près. Écrivons \(L=(\ell(0),\ldots,\ell(m-1))\) et  \(R=(r(0),\ldots,r(m-1))\), où chaque  \(\ell(t)\) et \(r(t)\) est un vecteur avec \(k_t\) composantes. De plus, étendons la définition de \(\ell(t)\) et de \(r(t)\) à tous les entiers t de sorte que \(\ell(t+m)=\ell(t)\) et \(r(t+m)=r(t)\). De cette manière, (10) peut se réécrire pour tout t sous la forme \begin{equation}\tag{11} \ell(t+1)\, A(t) =\lambda\, \ell(t)\, ,\quad A(t)\, r(t) = \lambda\, r(t+1)\, . \end{equation} Un calcul simple montre que \(C^m\) est la matrice diagonale par blocs: \begin{equation}\tag{12} C^m=\mathrm{diag}\bigl [A^*(0),\ldots,A^*(m-1)\bigr ], \end{equation} et \(A^*(t)\) est donné par (3). Parce que λ est le rayon spectral de C, \(\lambda^m\) est le rayon spectral de \(C^m\). Les matrices \(A^*(t)\) avec \(0\leq t \leq m-1\) sont des permutations cycliques l'une de l'autre. Elles ont donc le même rayon spectral que \(A^*(0)\). On l'a noté Λ dans l'introduction. Donc Λ est aussi le rayon spectral de la matrice du côté droit de (12) et  \(\Lambda=\lambda^m\). Avec (10), on a \[L C^m=\lambda^m L, \quad C^m R=\lambda^m R.\] En utilisant (12), \[\ell(t) A^*(t)=\lambda^m \ell(t),\quad A^*(t)\, r(t)=\lambda^m r(t).\] Donc \(\ell(t)\) est aussi un vecteur propre à gauche et  \(r(t)\) un vecteur propre à droite de \(A^*(t)\) associé à la valeur propre \(\Lambda=\lambda^m\). En utilisant (11), on a \[\langle \ell(t+1),p(t+1)\rangle = \langle \ell(t+1),A(t)\, p(t)\rangle = \langle \ell(t+1)A(t),p(t)\rangle = \lambda \, \langle \ell(t),p(t)\rangle.\] On a donc \begin{equation}\tag{13} \forall t\geq \tau,\quad \langle \ell(t),p(t)\rangle = \lambda^{t-\tau} \langle \ell(\tau),p(\tau)\rangle\, . \end{equation} Autrement dit, la valeur reproductive totale croît exponentiellement comme dans les modèles en temps continu dans un environnement constant (Fisher, 1930) ou périodique (Bacaër et Abdurahman, 2008, appendice A). Noter que la définition de la valeur reproductive utilisée par Tuljapurkar (2000, équation (3.1.8)) pour des modèles dans un environnement variable arbitraire ne coïncide pas avec la nôtre quand elle est specialisée au cas périodique. De (11), on voit aussi que si  \(\tau=0\) et  \(p(0)=r(0)\,\), on a  \(p(t)=\lambda^{t}\, r(t)\). De (13), on obtient \begin{equation}\tag{14} \langle \ell(t),r(t)\rangle=\langle \ell(0),r(0)\rangle\, . \end{equation} Puisque la matrice C est supposée irréductible, la valeur propre λ est une valeur propre simple (Seneta, 2006, théorème 1.5). Avec \(1\leq \alpha,\beta\leq \kappa\,\), il résulte de (Caswell, 1978, équation (10)) ou de la théorie classique des perturbations (Kato, 1984) que \begin{equation}\tag{15} \frac{\partial \lambda}{\partial C_{\alpha,\beta}} = \frac{L_{\alpha}\, R_{\beta}}{\langle L,R\rangle}\, . \end{equation}  \(L_{\alpha}\) est l'élément en position α de L, et \(R_{\beta}\) est l'élément en position β du vecteur R. Mais noter que si \(\alpha=k_0+\cdots+k_t+i\) (modulo \(\kappa\)) et \(\beta=k_0+\cdots+k_{t-1}+j\) avec  \(0\leq t\leq m-1\), \(1\leq i\leq k_{t+1}\) et  \(1\leq j\leq k_t\,\), on a \(C_{\alpha,\beta}=A_{i,j}(t)\), \(L_{\alpha}=\ell_i(t+1)\), \(R_\beta=r_j(t)\,\), et \begin{equation}\tag{16} \langle L,R\rangle = \sum_{\eta=0}^{m-1} \langle \ell(\eta),r(\eta)\rangle = m\, \langle \ell(0),r(0)\rangle \end{equation} à cause de (14). Donc la formule de sensibilité (6) résulte finalement de (15). Parce que  \(\Lambda=\lambda^m\,\), il y a un lien évident entre la formule de sensibilité pour λ et celle pour Λ \begin{equation}\tag{17} \frac{\partial \Lambda}{\partial A_{i,j}(t)} = m\, \lambda^{m-1}\, \frac{\partial \lambda}{\partial A_{i,j}(t)}\ . \end{equation}

2.2   Limite continue des modèles structurés par l'âge

    Considérons comme dans (Skellam, 1967) le cas particulier où chaque matrice  \(A(t)\) est une « matrice de Leslie » de taille fixée k \[ A(t)=\left (\begin{array}{ccccc} f_1(t) & f_2(t) &\cdots & f_{k-1}(t) & f_{k}(t) \\ s_1(t) & 0 &\cdots &0 & 0\\ 0 & s_2(t) &\ddots & & 0\\ \vdots &\ddots & \ddots & \ddots & \vdots\\ 0 &\cdots &0 & s_{k-1}(t) & 0 \end{array}\right). \] Avec (6), on a \begin{equation}\tag{18} \frac{\partial \lambda}{\partial f_i(t)}= \frac{\ell_1(t+1)\ r_{i}(t)}{ m\, \langle \ell(0),r(0)\rangle}\ ,\quad \frac{\partial \lambda}{\partial s_i(t)}= \frac{\ell_{i+1}(t+1)\ r_{i}(t)}{ m\, \langle \ell(0),r(0)\rangle}\ . \end{equation} Ce sont les généralisations au cas périodique des formules donnés par exemple dans (Goodman, 1971). Considérons maintenant la limite continue de ce modèle, avec un pas de temps  \(\delta\to 0\,\), avec \(k\to +\infty\) et \(m\to +\infty\) mais avec \(m\, \delta=\theta\) constant. La fonction discrète \(f_i(t)\) s'approchera, avec un petit abus dans la notation, d'une fonction continue \(f(t,x)\) avec \(f_i(t)\simeq f(t\, \delta, i\, \delta)\, \delta\). De même, on peut introduire un taux de mortalité continu  \(\mu(t,x)\) et des fonctions propres continues  \(\ell(t,x)\) et \(r(t,x)\) associées à la limite continue du modèle de Leslie, à savoir les équations de McKendrick et von Foerster. Voir (Michel et coll., 2005, équations (5.5)-(5.6)) et (Bacaër et Abdurahman, 2008, équations (5) et (7)). Pour une petite perturbation \(f_i(t)= f_i^{(0)}(t)+\varepsilon\, f_i^{(1)}(t)\,\), le taux de croissance par période Λ est tel que  \(\Lambda=\Lambda^{(0)}+\varepsilon\, \Lambda^{(1)} + o(\varepsilon)\) si \(\varepsilon\to 0\,\), avec d'après (16), (17) et (18), \[\Lambda^{(1)} = m\, \bigl (\Lambda^{(0)}\bigr )^{\frac{m-1}{m}} \ \frac{\sum_{t=0}^{m-1} \sum_{i=1}^{k} \ \ell_1^{(0)}(t+1)\ r_{i}^{(0)}(t)\ f_i^{(1)}(t)}{\sum_{t=0}^{m-1} \sum_{i=1}^{k} \ell_i^{(0)}(t)\, r_i^{(0)}(t)}\,\, .\] À la limite \(m\to +\infty\,\), on obtient \begin{equation}\tag{19} \Lambda^{(1)} = \theta\, \Lambda^{(0)}\, \frac{\int_0^\theta \int_0^\infty \ell^{(0)}(t,0)\ r^{(0)}(t,x)\ f^{(1)}(t,x)\ dx\ dt}{\int_0^\theta \int_0^\infty \ell^{(0)}(t,x)\ r^{(0)}(t,x)\ dx\ dt}\, . \end{equation} Entre le taux de croissance par période Λ et le taux de croissance instantané ρ, on a la relation \[\Lambda=e^{\rho\, \theta}.\] On a donc \(\rho=\rho^{(0)}+\varepsilon\, \rho^{(1)}+o(\varepsilon)\) avec \(\Lambda^{(1)}=\theta\, \Lambda^{(0)}\, \rho^{(1)}\). Avec (19), on obtient une formule pour  \(\rho^{(1)}\) qui est identique à (Bacaër et Abdurahman, 2008, équations (8) et (11)), comme on pouvait s'y attendre. Une limite similaire dans (18) donne la sensibilité par rapport à  \(s_\alpha(t)\). On obtient les formules (8) et (10) de Bacaër et Abdurahman (2008), qui correspondent à de petites variations du taux de mortalité dans le modèle en temps continu.

3.   La reproductivité

3.1   Définition dans le cas périodique

    Pour les équations de renouvellement \begin{equation}\tag{20} n(t)=\sum_{x=1}^\infty K(t,x)\, n(t-x)\quad , \quad n(t)=\sum_{x=1}^t K(t,x)\, n(t-x)+\nu(t) \end{equation} avec une matrice positive  \(K(t,x)\) avec \(K(t+m,x)=K(t,x)\) pour un entier m, on définit la reproductivité  \(\mathcal{R}_0\) comme le rayon spectral de l'opérateur linéaire \begin{equation}\tag{21} u(t)\longmapsto \sum_{x=1}^\infty K(t,x)\, u(t-x) \end{equation} sur l'espace des fonctions discrètes périodiques de période m. Des conditions sur le noyau K et sur ν, semblables à celles de (Thieme, 1984) pour des équations de renouvellement périodiques continues en temps, peuvent garantir que \(\mathcal{R}_0=1\) est bien le seuil pour le comportement asymptotique de la seconde équation de renouvellement dans (20). Mentionnons qu'une définition de \(\mathcal{R}_0\) semblable à (21) est donnée dans (Bacaër et Guernaoui, 2006 ; Bacaër, 2007 ; Bacaer et Ouifki, 2007) pour les modèles en temps continu. Dans un environnement constant, on a  \(K(t,x)=K(x)\). La définition basée sur (21) implique facilement que  \(\mathcal{R}_0\) est le rayon spectral de la matrice de prochaine génération \(\sum_{x=1}^\infty K(x)\), ce qui est la définition usuelle de  \(\mathcal{R}_0\) dans un environnement constant (Diekmann et Heesterbeek, 2000). Dans le §3.3, on montrera que  \(\mathcal{R}_0=1\) sert de seuil dans le cas particulier du §3.2.

3.2   Calcul de \(\mathcal{R}_0\) si  \(A(t)=F(t)+T(t)\)

    Prenons le modèle (7). Le vecteur des naissances au temps t est \[n(t)=F(t)\, p(t).\] On a alors \[p(t)=n(t-1)+T(t-1)\, p(t-1),\] \[n(t)=F(t) n(t-1)+F(t) T(t-1)\, p(t-1).\] En répétant ce processus, on obtient pour \(n(t)\)  une équation de renouvellement (20) avec \begin{equation}\tag{22} K(t,x)=F(t)\, T(t-1)\, T(t-2)\cdots T(t-x+1),\quad \forall x\geq 1. \end{equation} Avec x=1, on a  \(K(t,1)=F(t)\) : un produit « vide » de matrices ést égal à la matrice identité.

    Maintenant que  \(K(t,x)\) a été identifié, \(\mathcal{R}_0\) est le rayon spectral de (21). Notre but est de montrer que c'est aussi le rayon spectral d'une certaine matrice, à savoir (8). Noter que d'un point de vue pratique, il est facile de demander à un logiciel mathématique de calculer le rayon spectral de (8). Tournons-nous vers la preuve. On d&efinit \[T^*(t)=T(t-1)\cdots T(t-m)=T(t-1)\cdots T(0)\, T(m-1)\cdots T(t),\quad 0\leq t\leq m-1\,.\] Noter que le rayon spectral de \(T^*(t)\) est le même que celui de sa permutation circulaire  \(T^*(0)\), qui est strictement inférieure à 1 par hypothèse.  \(I-T^*(t)\) est donc inversible et  \(\sum_{j=0}^\infty T^*(t)^j=\bigl [I-T^*(t)\bigr ]^{-1}\). Avec une fonction périodique \(u(t)\,\), un simple changement d'indices et (22) donnent \begin{align} \sum_{x=1}^\infty K(t,x)\, u(t-&x)= F(t) \sum_{s=0}^{m-1} \Theta_{t,s} \, u(s) \, ,\quad 0\leq t\leq m-1, \tag{23} \end{align} avec \[\Theta_{t,s}= \sum_{j=0}^\infty T(t-1) \cdots T(s+1-mj) = \bigl [I-T^*(t)\bigr ]^{-1} T(t-1)\cdots T(s+1),\quad 0\leq s\leq t-1, \] \[\Theta_{t,s} = \sum_{j=1}^\infty T(t-1)\cdots T(s+1-mj) = \bigl [I-T^*(t)\bigr ]^{-1} T(t-1)\cdots T(s+1-m),\quad t\leq s\leq m-1.\] Mais \(\mathcal{R}_0\) est le rayon spectral de l'opérateur linéaire (21) sur l'espace des fonctions périodiques de période m à valeurs dans  \(\mathbb{R}^{k_t}\) au temps t. Cet espace s'identifie avec l'ensemble des vecteurs \((u(0),\ldots,u(m-1))\in \mathbb{R}^{k_0}\times \cdots \times \mathbb{R}^{k_{m-1}}\). Donc (23) montre que  \(\mathcal{R}_0\) est aussi le rayon spectral de la matrice  \(\mathcal{F} \Theta\),

\(\mathcal{N}^{-1}\) est la matrice du côté droit de (8). On vérifie facilement que \(\Theta\) multiplié par \(\mathcal{N}\) donne la matrice identité. On a donc \(\Theta=\mathcal{N}^{-1}\) et  \(\mathcal{R}_0\) est le rayon spectral de la matrice  \(\mathcal{F} \mathcal{N}^{-1}\).

3.3   Inégalités entre \(\mathcal{R}_0\) et \(\lambda\) 

    La preuve est une généralisation au cas périodique de celle de (Li et Schneider, 2002) et repose sur des propriétés des matrices positives, pas nécessairement irréductibles, qui sont résumées dans (Berman et Plemmons, 1979, p. 26-30). Introduisons la notation \(\sigma(\cdot)\) pour le rayon spectral d'une matrice et la notation \[\mathrm{sousdiag} (A(t);\, 0\leq t\leq m-1)\] pour la matrice (5). Parce que \[\mathcal{R}_0=\sigma(\mathcal{F} \mathcal{N}^{-1})=\sigma(\mathcal{N}^{-1} \mathcal{F})\] et parce que \(\mathcal{N}^{-1} \mathcal{F}\) est une matrice positive, il existe d'après (Berman et Plemmons, 1979, théorème 2.1.1) un vecteur positif et non nul  \(\Phi=(\phi(0),\ldots,\phi(m-1))\) avec \[\mathcal{N}^{-1} \mathcal{F} \Phi= \mathcal{R}_0 \Phi.\] On a donc \(\mathcal{F} \Phi= \mathcal{R}_0\, \mathcal{N} \Phi\,\), c'es-à-dire \[F(t) \phi(t) = \mathcal{R}_0 (-T(t) \phi(t)+\phi(t+1)),\quad 0\leq t\leq m-1,\] avec \(\phi(m)=\phi(0)\). Supposons désormais que  \(\mathcal{R}_0 > 0\). On a alors \begin{equation}\tag{24} (F(t)/\mathcal{R}_0+T(t))\phi(t)=\phi(t+1). \end{equation} Mais \(C=\mathrm{sousdiag}(F(t)+T(t);\, 0\leq t \leq m-1)\) est irréductible par hypothèse. Comme l'irréductibilité d'une matrice ne dépend que de la nullité des entrées (Berman et Plemmons, 1979, théorème 2.2.7), la matrice \(\mathrm{sousdiag}(F(t)/\mathcal{R}_0+T(t);\, 0\leq t \leq m-1)\) est aussi irréductible. L'équation (24) montre que  \(\Phi\) est un vecteur propre positif de cette dernière matrice associé à la valeur propre 1. Donc les composantes de \(\Phi\) sont en réalité strictement positives (Berman et Plemmons, 1979, théorème 2.1.4). Il résulte de (Berman et Plemmons, 1979, corollaire 2.1.12) que \[\sigma \Bigl (\mathop{\mathrm{sousdiag}}_{0\leq t\leq m-1} \Bigl (\frac{F(t)}{\mathcal{R}_0}+T(t)\Bigr ) \Bigr ) = 1.\] Supposons d'abord que  \(\mathcal{R}_0\geq 1\). Pour deux matrices positives \(M_1\) et \(M_2\), \(M_1\leq M_2 \Rightarrow \sigma(M_1)\leq \sigma(M_2)\) (Berman et Plemmons, 1979, théorème 2.1.5). On a donc \begin{align*} 1&=\sigma \Bigl (\mathop{\mathrm{sousdiag}}_{0\leq t\leq m-1} \Bigl (\frac{F(t)}{\mathcal{R}_0}+T(t)\Bigr ) \Bigr ) \leq \sigma \Bigl (\mathop{\mathrm{sousdiag}}_{0\leq t\leq m-1} \Bigl (F(t)+T(t)\Bigr ) \Bigr )=\lambda\leq \nonumber\\ &\leq \sigma \Bigl (\mathop{\mathrm{sousdiag}}_{0\leq t\leq m-1} \Bigl (F(t) +\mathcal{R}_0 T(t)\Bigr ) \Bigr ) = \mathcal{R}_0\, \sigma \Bigl (\mathop{\mathrm{sousdiag}}_{0\leq t\leq m-1} \Bigl (\frac{F(t)}{\mathcal{R}_0} + T(t)\Bigr ) \Bigr ) = \mathcal{R}_0. \end{align*} On a ainsi \(1\leq \lambda\leq \mathcal{R}_0\). La même preuve fonctionne pour le cas où  \(\mathcal{R}_0\leq 1\) mais avec tous les \(\leq\) remplacés par \(\geq\). Ceci donne  \(1\geq \lambda\geq \mathcal{R}_0\).

3.4   Une interprétation

    La sous-matrice \((\mathcal{F} \mathcal{N}^{-1})_{t,s}=F(t) \Theta_{t,s}\) est une matrice avec \(k_{t+1}\) lignes et \(k_{s+1}\) colonnes. Avec la définition de \(\Theta_{t,s}\,\), on peut vérifier que l'entrée dans la ligne i et la colonne j de \(F(t) \Theta_{t,s}\) est l'espérance du nombre de descendants nés dans le compartiment i entre les temps t et t+1 (modulo m) d'un individu né dans le compartiment j entre les temps s et s+1 (modulo m). Donc \(\mathcal{F} \mathcal{N}^{-1}\) est une sorte de matrice de prochaine génération (Diekmann et Heesterbeek, 2000), la population étant structurée par saison de naissance comme dans (Gourley et Lawrence, 1977) ou (Caswell, 2001, §13.3.1).

4.   Quelques remarques sur l'entropie

    On suppose

Avec  \(\lambda\), \(\ell(t)\) et \(r(t)\) définis comme ci-dessus, \begin{align} &\pi_i(t)=\frac{\ell_i(t)\, p_i(t)}{\lambda^{t-\tau} \langle\ell(\tau),p(\tau)\rangle}\, \quad \omega_i(t)=\frac{\ell_i(t)\, r_i(t)}{\langle\ell(0),r(0)\rangle}\, ,\tag{25}\\ &P_{i,j}(t)=\frac{\ell_j(t+1)\, A_{j,i}(t)}{\lambda\, \ell_i(t)}\, ,\quad Q_{i,j}(t)=\frac{A_{i,j}(t)\, r_j(t)}{\lambda\, r_i(t+1)}\, .\tag{26} \end{align} Noter que (13) et (14) impliquent que  \(\pi(t)\) et \(\omega(t)\) définis par (25) sont des vecteurs de probabilité, avec  \(\omega(t+m)=\omega(t)\). L'équation \(p(t+1)=A(t)\, p(t)\) est équivalente à  \(\pi(t+1)=\pi(t)\, P(t)\). La première équation dans (11) est équivalente à La seconde équation dans (11) est équivalente à Noter aussi que \[Q_{i,j}(t)=\omega_j(t)\, P_{j,i}(t)/\omega_i(t+1).\]  \(P(t)\) définit donc une chaîne de Markov inhomogène progressive avec une distribution stationnaire périodique en temps \(\omega(t)\,\), tandis que \(Q(t)\) définit une chaîne de Markov rétrograde.

    Le taux d'entropie, ou « entropie d'évolution », de ces chaînes de Markov périodiques en temps est \begin{equation} H=-\frac{1}{m} \sum_{t=0}^{m-1} \sum_{i,j} \omega_i(t)\, P_{i,j}(t)\, \log P_{i,j}(t)\, .\tag{27} \end{equation} Si m=1, les équations (25), (26) et (27) coïncident avec les formules de (Demetrius, 1974 ; Demetrius et coll., 2004 ; Demetrius et coll., 2007). En fait le cas inhomogène en temps, y compris le cas des environnements aléatoires, a déjà été bien étudié (Arnold et coll., 1994). Pour les chaînes de Markov périodiques, voir aussi (Ge et coll., 2006).

    Comme dans un environnement constant, on peut vérifier que l'entropie est liée au taux de croissance λ par l'équation \(\log \lambda = H + \Phi\) si le « potentiel reproductif »  \(\Phi\) est défini par \[\Phi= \frac{1}{m} \sum_{t=0}^{m-1} \sum_{i,j} \omega_i(t)\, P_{i,j}(t)\, \log A_{j,i}(t).\] En effet, la stochasticité par lignes de  \(P(t)\) et l'équation \(\omega(t+1)=\omega(t) P(t)\) impliquent que \begin{align*} H+\Phi-\log \lambda&= \frac{1}{m} \sum_{t=0}^{m-1} \sum_{i,j} \omega_i(t)\, P_{i,j}(t)\, [\log \ell_i(t) - \log \ell_j(t+1)]=0. \end{align*} Comme dans un environnement constant, \(\Phi\) est en général différent de zéro. Donc maximiser H est différent de maximiser \(\rho=\log \lambda\). Mais contrairement aux environnements constants, il n'y a pas de formules simples pour les vecteurs propres \(\ell(t)\) et  \(r(t)\) même si l'on suppose que \(A(t)\) est une matrice de Leslie. En conséquence, il semble difficile d'obtenir des formules simples explicites pour la sensibilité de H par rapport aux entrées  \(A_{i,j}(t)\). On ne peut utiliser que des méthodes numériques.

    Il serait intéressant de montrer pour des versions périodiques des modèles considérés par (Demetrius et coll., 2007 ; Demetrius et Ziehe, 2007 ; Demetrius et coll., 2009) que H est encore une bonne mesure de valeur adaptative darwinienne. Cela pourrait être l'objet d'un travail futur.

5.   Conclusion

    Cet article propose deux nouvelles formules: l'une pour la sensibilité du taux de croissance dans un environnement périodique qui est plus simple que celle de Caswell et Trevisan; l'autre pour la reproductivité dans un environnement périodique. Par ailleurs, on généralise au cas périodique des inégalités entre λ et \(\mathcal{R}_0\) prouvées par Cushing et Zhou dans un environnement constant. On généralise aussi au cas périodique une équation reliant le taux de croissance et l'entropie d'évolution.

    À notre avis, la formule pour \(\mathcal{R}_0\) dans un environnement périodique est celle qui a le plus de chance d'être utile à court terme. Le paramètre \(\mathcal{R}_0\) est effet devenu très populaire parmi les épidémiologistes. Une conférence a même été organisée uniquement sur ce sujet (Paris, 29-31 octobre 2008). De plus il y a un intérêt grandissant pour le changement climatique, une des conséquences potentielles étant l'émergence ou la résurgence de maladies à vecteurs, telles que le paludisme, la dengue, la fièvre du Nil occidental ou le chikungunya, dans des régions où ces maladies avaient disparu. Ces maladies présentent toutes de fortes fluctuations saisonnières dues à la population de vecteurs. \(\mathcal{R}_0\) est intimement lié au pourcentage de vecteurs qui doivent être tués ou au pourcentage de personnes qui doivent être vaccinées pour éviter des épidémies. La méthode habituelle de calcul de  \(\mathcal{R}_0\) « localement » pour chaque mois de l'année en utilisant les densités mensuelles de vecteurs n'a pas de fondement en terme de seuil épidémique dès que l'échelle de temps d'une épidémie dépasse quelques mois. Notre formule pour  \(\mathcal{R}_0\) donne bien le seuil correct. On peut aussi utiliser cette formule pour étudier la sensibilité à un petit changement climatique, en particulier si le changement n'est pas uniforme dans l'année, avec par exemple des températures estivales supérieures mais des températures hivernales inférieures. Certains paramètres des modèles tels que les taux de fertilité et de mortalité et les périodes d'incubation peuvent être directement liés à la température.

Remerciements

    Les sections 3 et 4 ont été ajoutées suite aux commentaires des rapporteurs. J.A.J. Metz et O. Diekmann ont suggéré l'interpretation du §3.4.

Références bibliographiques