La probabilité d'extinction dans des modèles mathématiques d'épidémies

N. Bacaër: La probabilité d'extinction dans des modèles mathématiques d'épidémies. C. R. Biol. 340 (2017) p. 453-455.
https://doi.org/10.1016/j.crvi.2017.09.002

Nicolas Bacaër

Institut de Recherche pour le Développement
Unité de modélisation mathématique et informatique des systèmes complexes
Bondy, France
nicolas.bacaer@ird.fr

Université de Tokyo, Département de mathématiques, Tokyo, Japon

Résumé

On étudie une épidémie modélisée par un processus de branchement avec plusieurs types. Ce processus s'inspire de modèles à compartiments qui sont des systèmes d'équations différentielles. On présente une formule pour la probabilité d'extinction.

1.   Introduction

    De nombreux modèles mathématiques d'épidémies se présentent sous la forme d'un système d'équations différentielles ordinaires non linéaires. Au début de l'épidémie, les personnes infectées, qui peuvent être de plusieurs types, représentent une fraction négligeable de la population. On peut donc linéariser le modèle. On obtient un système linéaire pour les compartiments infectés. Ce système est en général de la forme \[\frac{dI}{dt} = (A-B-C)I,\]

On associe à ce système sa reproductivité \(\,\mathcal{R}_0\,\) (Lotka, 1939, p. 102). Ce nombre est ici égal au rayon spectral de la matrice \(\,A(B+C)^{-1}\,\) (Allen et van den Driessche, 2013, §2.1). Il n'y aura une épidémie que si \(\mathcal{R}_0 > 1\). De plus, la reproductivité mesure l'effort nécessaire pour arrêter l'épidémie : il faut diviser la matrice d'infection par un nombre supérieur à la reproductivité.

    Au début de l'épidémie, les effets stochastiques sont importants et peuvent conduire à l'extinction de l'épidémie, même si \(\,\mathcal{R}_0 > 1\). On peut donc imaginer des processus de branchement avec plusieurs types construits avec les coefficients des matrices A, B et C (Allen et van den Driessche, 2013 ; Lahodny et Allen, 2013 ; Allen, 2015 ; Allen, 2017). La question était alors de calculer la probabilité d'extinction dans ces modèles. On part de \(\,(i_1,\ldots,i_n)\,\) personnes infectées (nombres entiers) au temps t=0. La probabilité d'extinction a la forme d'un produit \[\omega_1^{i_1}\cdots \omega_n^{i_n}.\] Dans les références ci-dessus, on n'a pas trouvé de formule générale qui relie ces probabilités et les matrices A, B et C. Seuls des exemples particuliers ont été étudiés.

    On montre dans la section 2 que si \(\mathcal{R}_0 > 1\), alors les probabilités d'extinction \(\omega_j\) sont l'unique solution d'un problème de point fixe dans le cube \([0,1[^n\) \begin{equation} \omega_j = \frac{\sum_i A_{i,j} \, \omega_i\, \omega_j - \sum_{i\neq j} B_{i,j}\, \omega_i + C_{j,j} }{\sum_i A_{i,j} + B_{j,j} + C_{j,j}} \tag{1} \end{equation} avec \(1\leq j\leq n\). Ceci peut aussi s'écrire \begin{equation} \sum_i (1-\omega_i) (A_{i,j} \, \omega_j - B_{i,j}-C_{i,j})=0 \tag{2} \end{equation} avec \(1\leq j\leq n\). On définit

Le système prend une forme plus compacte: \begin{equation} [1-\omega_i] (A \, \mathrm{diag}[\omega_i]-B-C)=0\, .\tag{3} \end{equation} Dans la section 3, on propose des exemples simples d'application de cette formule. Notons que la formule (2) peut se généraliser au cas d'un environnement périodique (Bacaër et Ait Dads, 2014, équation 4).

2.   Démonstration

    Construisons le modèle stochastique associé naturellement au modèle déterministe. Chaque personne infectée de type j est remplacée en quelque sorte par deux personnes, l'une de type i, l'autre de type j, avec un taux \(\,A_{i,j}\). Il y a eu une nouvelle infection. Ceci signifie que la probabilité de cet événement est \(\,A_{i,j}\, dt\,\) pendant un intervalle de temps infinitésimal \(dt\). Chaque personne infectée de type j se transforme en une personne infectée de type i avec un taux \(\,-B_{i,j}\,\) si \(i\neq j\). Avec un taux \(\,C_{j,j}\,\), chaque personne infectée de type j cesse d'être infectée. Schématiquement, \[j \mathop{\longrightarrow}_{A_{i,j}} i+j\, ,\quad j \mathop{\longrightarrow}_{-B_{i,j}} i\quad (i\neq j) ,\quad j \mathop{\longrightarrow}_{C_{j,j}} \emptyset\, . \] On a \(-\sum_{i\neq j} B_{i,j}=B_{j,j}\). Chaque personne infectée de type j subit donc un des trois événements ci-dessus avec le taux total \[ \lambda_j=\sum_i A_{i,j} + B_{j,j} + C_{j,j}. \] \(g_j(x_1,\ldots,x_n)\) est la fonction génératrice du nombre de personnes des différents types \(1,2,\ldots,n\), engendrées par une personne de type j selon le schéma ci-dessus, alors \[ g_j(x_1,\ldots,x_n) = \frac{1}{\lambda_j} \left (\sum_i A_{i,j} \, x_i\, x_j + \sum_{i\neq j} (-B_{i,j}) x_i + C_{j,j} \right ). \] D'après la théorie des processus de branchement avec plusieurs types (Allen, 2015, théorème 1.2) dans le cas \(\,\mathcal{R}_0 > 1\,\), les probabilités \((\omega_1,\ldots,\omega_n)\) sont l'unique solution dans le cube \([0,1[^n\) de \[g_j(\omega_1,\ldots,\omega_n)=\omega_j,\quad 1\leq j\leq n.\] Ceci s'écrit aussi \[\sum_i A_{i,j}\, \omega_i\, \omega_j + \sum_{i\neq j} (-B_{i,j})\, \omega_i + C_{j,j} = \omega_j\, \lambda_j = \omega_j \left (\sum_i A_{i,j} + B_{j,j} + C_{j,j} \right ).\] D'où, en réarrangeant, \[- \sum_i B_{i,j}\, \omega_i + C_{j,j}(1-\omega_j) = \omega_j \sum_i A_{i,j} (1-\omega_i)\, .\] Avec \(\sum_i B_{i,j}=0\,\), on ajoute cette expression à gauche: \[ \sum_i B_{i,j} (1-\omega_i) + C_{j,j}(1-\omega_j) = \omega_j \sum_i A_{i,j} (1-\omega_i)\, .\] Ceci est bien identique à l'équation (2) puisque \(C_{i,j}=0\) si \(i\neq j\).

3.   Exemples

    Prenons un modèle de type SEIR, qui fait intervenir quatre compartiments:

On définit Alors on peut proposer le modèle suivant: \begin{align*} &\frac{dS}{dt} = \nu-a\, S\, \frac{I}{N}-\mu \, S\, ,\quad \frac{dE}{dt} = a\, S\, \frac{I}{N} - (\mu+b)\, E \, ,\\ &\frac{dI}{dt} = b\, E - (\mu+\varepsilon+c)\, I\, ,\quad \frac{dR}{dt} =c\, I-\mu\, R\, . \end{align*} En l'absence de la maladie, l'état stationnaire est \(S=N^*=\nu/\mu\). Au début d'une épidémie, la population est presque entièrement constituée de personnes saines, de sorte que \(\,S\simeq N \simeq N^*\). On obtient ainsi le modèle linéarisé \[\frac{dE}{dt} = -(\mu+b)\, E+a\, I\, ,\quad \frac{dI}{dt} = b\, E - (\mu+\varepsilon+c)\, I\, .\] Avec les notations des sections précédentes, on a \[A=\left (\begin{array}{cc} 0 & a\\ 0 & 0 \end{array} \right ),\quad B=\left (\begin{array}{cc} b & 0\\ -b & 0 \end{array} \right ),\quad C= \left (\begin{array}{cc} \mu & 0\\ 0 & \mu+\varepsilon+c \end{array} \right ).\] Ainsi \[A(B+C)^{-1}=\left (\begin{array}{cc} \frac{ab}{(b+\mu)(\mu+\varepsilon+c)} & \frac{a}{\mu+\varepsilon+c}\\ 0 & 0 \end{array} \right )\] et \(\mathcal{R}_0=ab/[(b+\mu)(\mu+\varepsilon+c)]\). On suppose \(\,\mathcal{R}_0 > 1\). Le système (3) s'écrit \[(1-\omega_1\quad 1-\omega_2) \left [ \left (\begin{array}{cc} 0 & a\\ 0 & 0 \end{array} \right ) \left (\begin{array}{cc} \omega_1 & 0\\ 0 & \omega_2 \end{array} \right ) -\left (\begin{array}{cc} b+\mu & 0\\ -b & \mu+\varepsilon+c \end{array} \right ) \right ]=0\, .\] On trouve donc les deux équations \[-(b+\mu)(1-\omega_1)+b(1-\omega_2)=0\, ,\quad a\, \omega_2 (1-\omega_1)-(\mu+\varepsilon+c)(1-\omega_2)=0\, . \] D'où la solution dans \([0,1[^2\) \[\omega_1=\frac{\mu+b/\mathcal{R}_0}{\mu+b}\, ,\quad \omega_2=\frac{1}{\mathcal{R}_0}.\] C'est le même résultat que celui de (Allen, 2015, §3.2), mais nous avons court-circuité avec l'équation (3) la construction des fonctions génératrices.

    On calcule de même les probabilités d'extinction pour le modèle de paludisme de (Allen, 2017, §6). On définit

\(I_1\,\) est le nombre d'humains infectés. \(I_2\,\) est le nombre de moustiques infectés. Le modèle linéarisé est \[A=\left (\begin{array}{cc} 0 & a\\ a N_2/N_1 & 0 \end{array} \right ),\quad B=0,\quad C= \left (\begin{array}{cc} c_1 & 0\\ 0 & c_2 \end{array} \right ).\] On trouve \(\mathcal{R}_0=a \sqrt{\frac{N_2/N_1}{c_1 c_2}}\). Le système (3) s'écrit \[(1-\omega_1\quad 1-\omega_2) \left [ \left (\begin{array}{cc} 0 & a\\ aN_2/N_1 & 0 \end{array} \right ) \left (\begin{array}{cc} \omega_1 & 0\\ 0 & \omega_2 \end{array} \right ) -\left (\begin{array}{cc} c_1 & 0\\ 0 & c_2 \end{array} \right ) \right ]=0\, .\] On trouve au bout des calculs \[\omega_1=\frac{c_2+a}{c_2 \mathcal{R}_0^2 +a}\, ,\quad \omega_2=\frac{c_2+a/\mathcal{R}_0^2}{c_2+a}\, .\]

    Néanmoins, même lorsqu'il n'y a que deux types de personnes infectées, le système quadratique de deux équations (2) conduit en général à une équation polynomiale de degré 4 pour chacune des probabilités \(\omega_j\). Comme 1 est toujours une racine, on est ramené à une équation de degré 3 qui ne peut pas en général se réduire plus. C'est le cas par exemple pour un modèle de type SIS ou SIR avec migrations entre deux sites, de sorte que le système linéarisé pour les personnes infectées dans les deux sites est de la forme \[A=\left (\begin{array}{cc} a_1 & 0\\ 0 & a_2 \end{array} \right ),\quad B=\left (\begin{array}{cc} b_1 & -b_2\\ -b_1 & b_2 \end{array} \right ),\quad C= \left (\begin{array}{cc} c_1 & 0\\ 0 & c_2 \end{array} \right ).\] Ce n'est que la présence de nombreux zéros dans les matrices A, B et C qui permet des calculs explicites relativement simples dans le cas du modèle SEIR ou du modèle de paludisme. Si l'on se contente de calculs numériques, alors plutôt que d'utiliser le système (3), on obtient le point fixe dans le cube \(\,[0,1[^n\,\) du système (1) par de simples itérations, en partant de \((x_1,\ldots,x_n)=(0,\ldots,0)\).

Remerciements

    On remercie le Professeur Hisashi Inaba, de l'Université de Tokyo, pour son invitation à enseigner un module sur la modélisation des épidémies qui a stimulé ces recherches.

Références bibliographiques